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Le jardin perdu

   
Auteur : Jorn de Précy
Editeur : Actes sud, collection « Un endroit où aller »
Date de dépôt : septembre 2011

Qui est Jorn de Précy (1837-1916), l'auteur de ce traité « The lost garden » (1912) qu'invite à découvrir avec cette traduction Marco Martella, historien des jardins, chargé d'étude au Conseil général des Hauts-de-Seine et responsable de la revue annuelle « Jardins » ? Jorn de Précy (prononcer « Yorn » car il est islandais de lointaine ascendance bretonne) est un « jardinier-philosophe », doté d’une réelle sensibilité écologique précoce pour son époque. Après une découverte d’un exemplaire de ce traité dans un marché aux puces de Londres (Angleterre), Marco Martella s’est lancé dans cette traduction étayée d’une introduction et de quelques notes de bas de page pour faciliter la compréhension de l’ouvrage et le contexte historique de son écriture. Méconnu aujourd’hui, Jorn de Précy est pourtant cité par les frères Goncourt, Russell Page, Roberto Burle Marx et même Bob Dylan ! Opposé au dramaturge George Bernard Shaw, il comptait parmi ses rares amis, des jardiniers émérites comme Gertrude Jekyll [rencontrée dans son jardin de Munstead wood à Godalming (Angleterre) et pour lui « la plus géniale de nos jardinières et certainement la plus artiste »] et William Robinson (1838-1935) ainsi que l‘écrivain, poète et philosophe Edward Carpenter (1844-1929) et le père du mouvement « Arts & crafts », William Morris (1854-1896) qu’il va voir dans son jardin de Kelmscott Manor à Cotswold de Kelmscott (Angleterre).

Ce traité est intéressant sur deux points. Tout d’abord, par le témoignage de sa pensée dans un contexte situé entre le début de l’industrialisation et la première Guerre mondiale et ensuite parce qu’il dévoile la composition et la palette végétale de son jardin qui a attiré de nombreux visiteurs, des paysagistes et jardiniers venus de loin pour le voir, à l’instar du jeune romancier allemand Hermann Hesse (1877-1962). Situé dans l'Oxfordshire, le jardin de Greystone d’une superficie de 4 hectares était appelé par Jorn de Précy son « cher désert », allusion à François-René de Chateaubriand. A sa mort, ce jardin a été légué à son jardiner Samuel Bloch car il était sans descendance. Après la disparition de ce denier, la propriété a été transformée en hôtel et il ne reste plus d’origine que des grands cèdres et des géraniums, plantes que De Précy qualifie lui-même d’« horribles ». Il rejoint donc l’avis de théoriciens clamant « Il faut bannir les fleurs annuelles exotiques du jardin, leurs formes artificielles et leurs couleurs criardes ». Mais il s’en éloigne lorsqu’ils affirment que « la végétation sauvage n'est pas digne de côtoyer l’espace civilisé de la maison ». Dans ce traité, Jorn de Précy se considère lui-même comme un « jardinier dilettante » aux idées sur le jardinage « quelque peu saugrenues ». Cet ouvrage revient en grande partie sur le genius loci (le génie du lieu) cher aux Romains. Un genius loci est un dieu mineur propre à chaque lieu et garant de l’identité dudit lieu. Une négociation avec la divinité est une étape obligatoire avant toute installation dans un site afin de se protéger de son mécontentement. L’auteur regrette à son époque la disparition du sacré, du genius loci des Romains ou des kamis (divinités de la nature) des Japonais et leur non respect. Comme il le prétend « Il n'y a point de règles dans l'art des jardins, si ce n'est celle qui impose le respect du lieu où l'on intervient ». Il se réfère d’ailleurs au poète Alexander Pope (1688-1744) conseillant « consultez en tout le génie du lieu ».

Au-delà de ses considérations sur le jardin, Jorn de Précy livre un témoignage sur son époque et ses évolutions, à l’instar des campagnes qu’il décrit comme « défigurées par une agriculture mécanisée et dépourvue d'âme, par la laideur des usines et celle des panneaux publicitaires depuis peu à la mode ». En effet, le contexte de ce traité est celui d’une société en mutation avec la mécanisation, le développement de l’urbanisme et la création des parcs nationaux. Jorn de Précy constate ainsi que les villes se coupent de la campagne, tout en définissant l'homme civilisé comme « aimant l'ordre et la propreté ». Il aborde aussi les jardins publics et les parcs urbains qui, pour lui n’ont comme unique but, que d’«  offrir aux citadins, coupés de la nature et constamment entourés par un décor gris de fumée, des espaces où respirer mieux, marcher plus lentement, s’asseoir, perdre du temps, ce même temps qu’ils passent leur vie à essayer de gagner  ». A propos des jardiniers publics, il affirme que le mot « nettoyer » est à bannir du vocabulaire du jardinage.

Au sujet du progrès, à l'exception du gramophone et du cinéma, il éprouve une réelle aversion pour la technologie moderne. Rien de tel à ses yeux que la beauté de la bêche et la pioche de son jardinier Samuel. Revenu de la politique, c’est finalement dans le jardinage qu’il trouve la plénitude, avec ses premiers pas de paysagiste, au prix de quelques erreurs comme en commettent souvent les jardiniers novices. Erudit, Jorn de Précy fait des allusions à des personnalités telles que Charles Darwin, Marcelin Berthelot ou Karl Marx. En qualité d’amateur de jardins, ses références sont Hyde park à Londres (Angleterre), Central park à New York (Etats-Unis), le parc des Buttes Chaumont* (Paris) et surtout des jardins vus en Italie comme le jardin Giusti à Vérone, les jardins de Boboli à Florence, le jardin de la villa Lante à Bagnaia et par dessus tout le Bosco sacro de la villa Orsini à Bomarzo. Mais, le site le plus emblématique dans la pensée de Jorn de Précy reste le parc de Sceaux* (Hauts-de-Seine), qu’il visite alors qu’il est fermé au public avant de futurs travaux de restauration. Hallucination, rêve ou simplement réalité, il y rencontre Flore, la déesse romaine des floraisons et du printemps, qu’il découvre heureuse, probablement en raison de l’état d’abandon du parc. Ce jardin livré à lui même devient pour lui une révélation et le conduira à la conception de son propre jardin. Le dernier chapitre du traité permet justement de mieux comprendre l’organisation de Greystone. Le lecteur apprend qu’il comprend des bosquets, une forêt, un potager, des prairies et un étang. Jorn de Précy a lui-même planté des chênes, des sycomores et des charmes. Dans ce site, il s’imagine alors assez proche de l’empereur Hadrien dans sa villa à Tivoli (Italie) ou de l’écrivain François-René de Chateaubriand dans sa Vallée aux Loups* à Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine). Parmi les autres plantes, sont mentionnés asters, bouleaux, cèdre du Liban, cèdre de l’Himalaya, chênes, chênes verts, cyprès, cyprès chauve, érables, fougères, hêtre pourpre, hortensias, ifs, orties, roseaux… Il y a des rosiers comme ‘Souvenir d'un Ami’, ‘Félicité et Perpétue’ et bien d'autres encore, surtout des rosiers sauvages. Les prairies sont riches de renoncules, marguerites, véroniques, bleuets, coquelicots, orchidées sauvages… Glycines, clématites, lierres et chèvrefeuilles sont parmi les plantes grimpantes de Greystone choisies par Jorn de Précy.

Bien avant le « jardin planétaire » de Gilles Clément, il élabore une théorie de « l’homme-jardinier du monde ». Dans un jardin sauvage, il compare alors le jardinier à un « directeur d’orchestre, il dirige la musique secrète du jardin. Comment ? En arrachant les végétaux envahissants devenus dangereux pour leurs voisins ; en dessinant des allées à l’aide d’une faux à travers les prairies fleuries ». D’autres citations de bon sens sont à retenir des préceptes de Jorn de Précy comme « il faut apprendre l’art de regarder et celui de la patience, que nous avons désappris depuis longtemps, mais aussi, et surtout, écouter ». Si « Le jardin perdu » fait surtout allusion au génie perdu, le jardin de Jorn de Précy, l’est aussi puisque disparu, mais après tout, la substantifique moelle de ce livre n’est-elle pas à trouver au fil des pages, une sorte de « genius libri » ? Le lecteur s’en convaincra au cours d’une lecture des plus enrichissantes.

Pour ses qualités, cette traduction a déjà été primée à quatre reprises au cours de l’année 2012 : le Prix Pierre-Joseph Redouté 2012 organisé par l'Association des jardins du Maine (JASPE), en partenariat avec l’Institut Jardiland, le Prix Lire au jardin 2012, dans la catégorie « Esprit de jardin », décerné pour la première fois dans le cadre du salon éponyme dans le domaine de Versailles et de Trianon* (Yvelines), le Prix Tortoni 2012 récompensant un livre paru dans l’année écoulée et dont la grande qualité a semblé au jury trop insuffisamment reconnue par les médias et le Prix Saint-Fiacre 2012, prix annuel de littérature délivré par l’Association des Journalistes du Jardin et de l’Horticulture (AJJH).

 

* Plus d’informations

Pour en savoir davantage sur les jardins cités dans cette notice, il suffit d’un simple clic sur les liens suivants :

Parc des Buttes Chaumont

Parc de Sceaux

Parc de la Vallée aux Loups

Domaine de Versailles et de Trianon



© Conservatoire des Jardins et Paysages / novembre 2011

 
144 pages - 15.00 €
     
   
   
   
 
   
 
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